Le 30 mai 2020, vers 22H30, je m’apprête à me mettre au lit quand Laurent, le futur papa, m’appelle. Il n’est pas besoin de longues conversations dans ces cas là… quelques minutes plus tard, je prends la route. 40 minutes de trajet. Pendant ce temps-là, toujours la même excitation, la même joie : quel bonheur de partager l’arrivée d’un bébé avec une nouvelle famille.
Je me gare devant chez Ludivine et Laurent vers 23H30, la sage-femme est déjà là. C’est Laurent qui m’ouvre. Ludivine est à l’étage, son petit dernier s’est réveillé et elle est en train d’essayer de le rendormir.
Je me trouve une place pour ranger mon matériel, sortir mon appareil, retirer mes chaussures. Ludivine arrive dans la pièce principale de la maison, une belle grande pièce de vie, avec un poêle à pellets qui est allumé.
A partir de ce moment-là, il est difficile de donner un timing précis aux événements. Je suis dans une bulle, avec Ludivine, Laurent et la sage-femme. Je ne regarde plus l’heure, je suis là, assise quelque part dans un coin de la pièce, dans un angle où je peux profiter de la faible lumière des petites lampes installées ci et là.
Le travail semble ralentir, voire s’arrêter. La sage-femme ausculte Ludivine… le travail n’est vraiment pas très avancé, elle propose que nous nous reposions tous un petit peu… Chacun prend place dans un canapé, sur un matelas, … le silence se fait…
Je suis installée sur un tout petit canapé, dans l’espace « salle de jeux » de la pièce, dans la pénombre, je somnole mais à intervalles réguliers, j’entends la voix de la sage-femme prendre des nouvelles de Ludivine.
C’est au petit matin que le travail se remet en route sérieusement. Nous reprenons nos places de la veille, l’aube pointe. Il doit être aux alentours de 5H du matin. Et tout s’accélère, l’intensité des contractions monte, je vois les vagues arriver dans le corps de Ludivine.
La sage-femme ausculte Ludivine et tente une manoeuvre pour positionner bébé de manière plus efficace. Elle y parvient et le travail repart de plus belle.
Ludivine est maintenant complètement dans sa bulle… le formidable vortex de la naissance est à l’oeuvre… Ce qui me frappe, c’est l’ancrage dont elle fait preuve, la sérénité. Elle semble attendre la vague stoïquement mais prête et décidée à surmonter la tempête qui s’annonce.
On sent toute la confiance. Toute la ténacité aussi.
Ludivine demande la tabouret d’accouchement, la sage-femme lui installe. Les poussées se font de plus en plus intenses et à chacune d’elles, j’ai l’impression de voir une petite tête poindre.
Au bout de 4 ou 5 poussées, voilà que j’ai raison, et en un instant, la sage-femme attrape entre ses mains un tout petit bébé rempli de vernix : Éphise est née.
Dès que je croise son regard, je me rends compte qu’Éphise est différente des autres bébés que j’ai vu naitre. Ses traits sont typés… Je me demande si … mais je suis concentrée… ces moments là sont importants à photographier, le premier regard avec la maman, le papa, le peau à peau… Je me replonge dans cette joie de la naissance, ce bain d’hormones et j’appuie sur le déclencheur, je capte, j’immortalise…
Quelques minutes plus tard, la sage-femme appelle Laurent dans la cuisine. Son regard est inquiet. Je perçois la tension. La porte est ouverte, je suis à proximité directe, en train de changer la batterie de mon appareil photo.
Et j’entends… des bribes.. « Trisomie »….
J’avais donc raison… Ephise n’est pas une petite fille comme les autres. Je suis émue. Vite, dans mon cerveau, je fais le tour de ce qui sera différent pour elle, aujourd’hui, dans 10 ans, toujours. Mon coeur se serre.
Je respire, je reprends mon appareil photo, je ne sais plus très bien ce que je dois faire. Je ne sais pas si je dois continuer à prendre des photos, m’en aller, laisser cette famille dans l’intimité. Comme si c’était un drame. Mais ce n’est pas un drame. Tout le monde est en vie. Tout le monde va bien.
La sage-femme s’approche de Ludivine et lui explique qu’elle pense qu’Éphise est trisomique. Ludivine s’en fout, Ludivine, elle est pleine d’ocytocine, elle est heureuse, elle tient dans ses bras le plus merveilleux des bébés. Elle veut juste profiter du moment présent. Mais Laurent, lui, s’effondre, en larmes, dans un des fauteuils du salon. La sage-femme le rassure, le prend dans ses bras. C’est doux et bienveillant.
Je suis émue, je sens les larmes monter, moi aussi. Je m’éclipse dans la cuisine. Je respire, je prends un mouchoir, j’essuie les larmes. Il reste des photos à prendre. Éphise a droit à tout mon professionnalisme.
Les ainés de la famille se réveillent et arrivent dans le salon accompagnés de la maman de Ludivine. Je photographie la rencontre avec leur petite soeur, leur émerveillement. On leur annonce qu’Éphise est trisomique. Et ils s’en foutent royalement.
Ils me remettent la tête à l’endroit, ces enfants. En fait, c’est vrai, on s’en fout…
L’ainée de la famille coupe le cordon. J’immortalise. Les sourires sont sur toutes les lèvres. C’est le bonheur. Le même bonheur qu’ailleurs. La même joie.
Je photographie la première têtée, qui arrive rapidement, Éphise trouve le chemin facilement et tète vaillamment.
Je dois partir un peu prématurément. Des examens doivent être réalisés à l’hôpital dans les plus brefs délais.
Dans la voiture, sur le chemin pour rentrer chez moi, je pleure beaucoup. Je suis fatiguée, à fleur de peau, je ne pleure pas de tristesse. Je pleure d’émotions. La naissance d’Éphise était merveilleuse en tout point. Mais aussi et surtout dans ce qu’elle bouscule de certitude et de croyances.
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